De Carlos à Habib Chartouni, la longue dérive morale de la gauche libanaise


Entre quatorze et seize ans, comme tout adolescent qui se respecte, j’ai été séduit par le communisme. Entourés des livres de Marx et de Lénine, sous le portrait rouge et noir du Che, parfois bercé par la voix de Jean Ferrat, souvent entrainé par le Sandinista des Clash, je dévorais romans sur la Commune et poèmes d’Eluard et de Neruda.

Un jour, à Paris, lors d’une "marche pour la paix" organisée par le Parti communiste français, un homme m’a interpellé, visiblement intrigué par ce môme aux cheveux longs déambulant parmi les manifestants. C’était le comédien Claude Piéplu, célèbre commissaire Andreani des Aventures de Rabbi Jacob et iconique voix des Shadoks.

Il m’a demandé ce que je faisais là, tout seul. Nous avons évidemment fini par parler du Liban. Avoir le même prénom ça crée des liens.

Les yeux pétillants de malice, il m’a invité à rencontrer quelqu’un, sans plus de précision. Nous avons fendu la foule et, soudain, je me suis trouvé face à un vieillard de grande taille, soutenu par des proches, vêtu d’un long manteau et d’un large chapeau.

"Je te présente Louis Aragon", m’a-t-il dit. Très ému, ne sachant que faire, j’ai serré la main du vieux poète, du fou d’Elsa, et balbutié quelques mots incompréhensibles.

J’aurais aimé prononcer des mots historiques, hauts en couleur, croustillants comme du Audiard, des mots que j’aurai fièrement cités à mes petits enfants au coin d’un feu de bois hivernal, mais voilà, je n’ai été qu’un minuscule Obélix devant Falbala.

Nous ne sommes pas toujours à la hauteur des choses qui nous arrivent.

Quelques temps plus tard, j’ai fait ce que tout bon communiste se devait de faire au moins une fois dans sa vie : aller à la fête de l’Huma.

Arrivé sur place, j’avais hâte de visiter le stand Liban. Après avoir cherché, longtemps, très longtemps, après avoir demandé et redemandé, je n’arrivais pas à le trouver. J’avais beau regarder, scruter, je ne voyais aucun drapeau libanais à l’horizon.

C’est alors que j’ai entendu : lah ya zalamé. Je me suis retourné et vu deux hommes abondement moustachus qui débattaient en arabe du sexe des anges. Je me suis rendu compte que j’étais débout au milieu du stand Liban. Tout autour de moi, drapeaux palestiniens et livres sur la Palestine. Rien, absolument rien, n’était libanais.

Le sentiment de trahison fut immense.

Je n’avais pas oublié – comment aurais-je pu? – les nuits de terreur quand nous nous cachions dans des abris improvisés, fuyant la pluie d’obus et de roquettes dont nous arrosait le camp palestinien de Tall el-Zaatar. Je n’avais pas oublié que mon enfance s’était arrêtée parce que des milices palestiniennes avaient décidées de s’approprier le Liban. Je n’avais pas oublié nos aînés qui partaient au combat et ne revenaient jamais.

Je n’avais pas oublié que c’était à cause de tout ça que mes parents m’avaient arraché à ma ville, à mon quartier, à mes amis et m’avaient envoyé poursuivre mes études à Paris, où mon père m’avait précédé quelques années plus tôt.

J’ai donc interrompu les deux moustachus et leur ai dit le fond de ma pensée, avec toute la fougue de mon adolescence. Ils ont répondu avec force aboiement que j’étais un fasciste chrétien, un agent sioniste, un petit criminel, et que je n’avais rien à faire ici.

J’avais espéré trouver des camarades, je n’ai rencontré que des ennemis. Ce jour-là, la gauche libanaise avait une bien sale gueule, et sentait très fort la poudre et le sang. Elle avait trahi son pays, mon pays, et se pavanait sous un drapeau étranger.

Des yeux d’Elsa aux fossoyeurs du Liban, la chute était brutale.

J’étais, bien sûr, déjà acquis à la cause palestinienne. Mais en Palestine, pas au Liban. La route de Jérusalem ne passait pas, et ne passera jamais, par Jounieh. Et quand la légitime résistance palestinienne a retourné ses armes contre ceux qui l’ont accueillie et protégée, elle a cessé d’être une résistance et s’est transformée en occupation.

Cette aversion pour la gauche libanaise, ressentie ce jour-là, est restée bien ancrée longtemps après mon divorce d’avec le communisme, mon flirt avec le trotskisme, puis mon attrait pour l’idéal libertaire.

Malgré ma passion pour les pièces de théâtre de Ziad Rahbani, ses chansons ainsi que celles de Marcel Khalifé, je regardais avec horreur cette gauche libanaise se complaire dans la collaboration éhontée avec l’occupant syrien. Elle qui fut pourtant le fer de lance de la résistance à l’occupation israélienne.

En 2005, un début de réconciliation a eu lieu grâce à Samir Kassir et aux jeunes militants de la Gauche démocratique, le parti qu’il avait fondé. Mais elle fut de courte durée.

Après l’assassinat de Samir puis celui de l’ancien secrétaire général du Parti communiste libanais, Georges Haoui, dont les portraits sont régulièrement brandis par les tenant d'un capitalisme sauvage, la Gauche démocratique a oublié le Liban et ne s’est plus occupé que de la Syrie.

En 2015, la gauche a essayé de récupérer le mouvement populaire qui a secoué le Liban pendant plusieurs semaines, et l’on a pu voir des drapeaux du Parti communiste flotter lors des manifestations. Mais encore une fois elle n'a rien proposé de nouveau à part des formules éculées, héritées d’un temps révolu.

Aujourd’hui, elle porte aux nues Habib Chartouni, l’assassin du président élu Bachir Gemayel. Mais rien de nouveau sous le soleil. De Carlos à Chartouni, les divers mouvements de la gauche libanaise ont toujours eu, sous un prétexte ou sous un autre, des indulgences malsaines envers les terroristes et une haine souvent inavouée de l’Etat libanais.

Dans les années 70, ils ont soutenu les milices palestiniennes contre les institutions de la République libanaise et érigé Wadih Haddad, l’inventeur du terrorisme international, en héros.

Dans les années 80, ils se sont mis au service du régime syrien dans sa guerre contre le mouvement indépendantiste libanais et exécuté de basses besognes pour le compte de ce régime. Dans les années 90, ils ont allègrement collaboré avec l’occupation syrienne du Liban. Dans les années 2000, une partie s’est retournée contre le régime syrien parce que les vents internationaux avaient changés, tandis que l’autre lui est resté résolument inféodée.

Par contre, ils ne se sont jamais préoccupés des pauvres et des plus démunis. Aucun de ses nombreux partis et groupuscules ne s’est battu pour éradiquer la pauvreté au Liban. La plupart de ses chefs et de ses cadres étaient et sont toujours de bons bourgeois repus.

Pendant la guerre du Liban, ils ont brassé des millions de dollars envoyés par Hafez el-Assad, Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi ou les services secrets de ce qu’on appelait alors les pays de l’Est : KGB, Stasi, etc. Evidemment les pauvres du Liban n’en ont pas vu un cent.

De plus, selon les mémoires d’anciens chefs des renseignements américains, nombre de mouvements de cette prétendue gauche libanaise ont été financés par la CIA, malgré leur rhétorique anti-impérialiste de façade.

Cette gauche n’est pas et ne pourra jamais être la mienne. Ma gauche est celle de Jean Jaurès, de la Sociale, de la Commune de Paris et de Victor Hugo. Sûrement pas celle qui a fait des mamours à Abou Nidal et à Carlos, et qui cherche aujourd’hui à glorifier un assassin du nom de Habib Chartouni.

La gauche libanaise, humaniste et sociale, reste à inventer. Face au libéralisme le plus barbare qui règne au Liban, c'est bien plus qu'un devoir, c'est une obligation morale.


© Claude El Khal, 2017